“FEMME ASSISE DEVANT LA FENÊTRE” – PABLO PICASSO
Comme expliqué dans l’article précédent, le « Connais-toi toi-même… » compris du point de vue de la psychologie Jungienne permet de développer son individualité – dans le sens d’être un avec soi-même plutôt que divisé – mais il permet aussi à cette individualité un sentiment d’appartenance à l’essence du monde extérieur, et la rencontre avec son destin.
Que signifie être individualisé ? Pour Jung, c’est le résultat de ce qu’il nomme le processus d’individuation.
C’est un processus de différenciation psychologique dont le but est le développement de l’individualité indivisible, c’est-à-dire en tant qu’être unique distinct de la psychologie collective. Il ne s’agit pas de devenir parfait mais complet. Ce processus se base sur l’archétype de la complétude et de la totalité = le Soi.
« En tant que concept empirique, le Soi désigne tout l’éventail des phénomènes
psychiques chez l’homme. Il exprime l’unité de la personnalité
comme une totalité » (1)
Chaque être humain a un côté individuel et un côté collectif. Il possède des caractéristiques qui lui sont propres et uniques et en même temps il possède des caractéristiques qui appartiennent à la collectivité, que ce soit la famille, la culture, la religion, la société. Ce qui s’applique à l’humanité en général s’applique également à chacun de nous en particulier parce que l’ensemble de l’humanité consiste d’individus singuliers. Ce qui fait que la psychologie des individus correspond à la psychologie des collectivités, sociétés, nations.
Cette double nature – individuelle et collective – si elle n’est pas conscientisée, produit des conflits intérieurs, et par conséquent, extérieurs. Le problème de l’un devient le problème des autres, et peut affecter toute la société.
Seules des modifications dans l’attitude consciente des individus peuvent générer des changements dans la psychologie de la société dans laquelle ils vivent. Le processus d’individuation Jungien permet ces modifications.
L’individuation veut dire devenir conscient d’abord de qui nous sommes et de ce que nous sommes (rappelons-nous le titre du tableau de Gauguin) ainsi que de qui et ce que nous ne sommes pas. Cela signifie la reconnaissance d’une part de notre propre caractère spécifique et unique, et d’autre part de notre ancrage ainsi que de notre participation dans le monde humain universel et archétypal.
Le projet de devenir conscient de qui et ce que nous sommes est impossible si on ne fait pas un travail intérieur sur soi et l’expérience de vivre un large éventail varié d’expériences de vie. Faire l’expérience signifie être touché et transformé par cette expérience non seulement au niveau intellectuel mais aussi au niveau émotionnel. La tête + le cœur.
Etant donné que la conscience ne se crée pas d’elle-même et qu’elle provient de la matrice de l’inconscient, il est nécessaire d’entrer en relation avec notre inconscient. Ceci se fait principalement au cours de l’interprétation de nos rêves puisque ces derniers sont des produits de l’inconscient.
A travers une immersion rythmée et répétée de la conscience avec l’inconscient et en acceptant la relation avec nos dimensions inconscientes, la structure du moi change. A la loi arbitraire de l’ego et aux influences extérieures se substitue une règle interne secrète et puissante révélatrice de sens et qui influence positivement le reste de la vie.
L’individuation fait monter au premier plan un ordre supérieur à celui de l’ego : l’ordre du Soi. Celui qui s’est individualisé fonctionne autrement :
- Il a trouvé un moyen d’unir les contraires en lui, donc il a effectué l’ordre et l’harmonie intérieure. S’il y a harmonie au niveau personnel alors il y a aussi harmonie et ordre avec le monde collectif extérieur
- Il réalise que son moi n’est pas l’unique facteur de ses représentations mentales (contrairement à Freud), de son affirmation dans le monde, et de ses décisions conscientes
- Il est moralement plus responsable. Son sens de l’éthique est profond dans la mesure où il génère du bien-être pour lui-même, la société ainsi que pour le monde naturel
- Il a plus d’amour propre ce qui le rend plus compréhensif et sensible à ses besoins, intérêts, désirs, peines, etc., et à ceux des autres
- Il est plus objectif et moins unilatéral. Il ne prend plus une remarque négative à son égard uniquement comme une attaque personnelle
- Il vit son destin parce qu’il a pris la responsabilité de se connaître, d’être nourri et guidé par le dialogue entre son conscient et son inconscient, ce qui lui permet de mener sa vie à partir de sa réalité intérieure authentique et individuelle = retrouvailles du moi avec le Tout plutôt qu’à partir des valeurs collectives
J’ai choisi cette peinture de Picasso parce qu’elle m’évoque l’union des contraires : deux visages différents unis sous le même chapeau. L’un apparaît plus masculin et l’autre féminin, l’un est plus de profil et l’autre de face. On retrouve cette union dans le croisement des mains.
La beauté de ce tableau réside dans le fait que l’artiste donne une interprétation colorée, ordonnée, dynamique et vivante de cette union qui rappelle exactement l’ordre et l’harmonie intérieure accomplie par l’individuation.
L’individuation produit un véritable bonheur, une paix de l’esprit durable, une sécurité continue, une solide sagesse, une légèreté d’être, et sans doute le plus important : une profonde liberté dans le sens où l’individu individualisé s’est libéré du poids et des influences néfastes de ce qui ne lui appartient pas.
Dorénavant il fonctionne à partir d’une matrice unifiée, équilibrée et aimante ; il s’est régénéré, il a réalisé son soi le plus profond et authentique, et donc il est libre de décider ou pas en sa faveur, et il est uni avec lui-même dans la mesure où ses décisions sont en accord avec ses valeurs individualisées.
Ses contraires ne le contrarient plus et ne se manifestent plus en contradictions.
L’individualisé a compris que les contraires sont inhérents à la complexité de la nature humaine tout comme à la Mère Nature. Il sait que la tension générée entre ses contraires crée de l’énergie, soit positive soit négative soit les deux à la fois, et qu’un certain degré de tension est inévitable et nécessaire. Il accepte donc de tenir la tension plutôt que de la fuir.
Que signifie tenir la tension ? Il s’agit d’attribuer à chacun des deux contraires la même valeur pendant le temps nécessaire jusqu’au moment où quelque chose se produit et permet de trouver une solution. Ce quelque chose vient souvent de l’inconscient pour indiquer à l’ego le chemin à suivre. C’est plus une question de patience, de confiance dans l’inconscient et dans l’inconnu qu’une question de logique, de rationalisation. On retrouve cette attitude mentale dans les paroles de Gandhi :
« La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à résoudre ».
Ainsi l’individualisé accepte consciemment ses contraires qui sont complémentaires et contribuent à l’équilibre. Autrement dit, il accepte le paradoxe et il accepte de le vivre. Là encore, l’acceptation consciente de ses contraires ne se fait pas qu’au niveau intellectuel mais elle doit inclure le niveau émotionnel.
L’inconscience de nos contraires produit les contradictions alors que la conscience qui accepte les contraires produit le paradoxe. L’individuation Jungienne permet le passage de l’un à l’autre. C’est dans le paradoxe que se trouve le mystère de la vie.
Accepter et vivre le paradoxe permet donc de nous épanouir, d’ouvrir notre cœur à la joie d’exister, et en conséquence, d’orienter nos choix et décisions vers ce qui garde vivant, vers une réalité qui englobe le positif et le négatif. Comme le dit la chanson, il s’agit d’être :
« Born to be alive » parce que « It’s good to be alive ». (2)
Pour information, l’harmonie des contraires dans la tradition Chinoise correspond à « être dans le Tao » parce que les contraires intérieurs et extérieurs sont dans l’ordre des choses.
Sans cette relation harmonieuse et ordonnée des contraires, l’individuation ne serait qu’une recherche et un aboutissement des intérêts limités de l’ego au détriment de la société.
Dans ce cas, c’est de l’individualisme, le « moi, je », le « chacun pour soi », « celui qui pense qu’à son nombril ». Cette attitude mentale caractérise aussi le narcissisme.
L’individualiste croit en la suprématie de ses propres intérêts qui passent avant ceux de la collectivité. Il donne priorité à ce qui est particulier plutôt qu’à des considérations et obligations collectives. A l’opposé de celui qui est individualisé, l’individualiste n’a pas réussi à réunir ses contraires en lui et n’est donc pas en harmonie avec lui-même.
Cette dysharmonie intérieure promeut la confusion, le désordre, la division et le chaos dans ses perceptions et compréhensions de la réalité, ses ressentis, et donc dans ses choix, décisions, comportements, etc., et en conséquence cette dysharmonie a un effet délétère à l’extérieur de lui-même : dans ses rapports avec son environnement proche et avec les autres membres de la collectivité.
En bref, la division intérieure crée de la division à l’extérieur.
Et elle se retrouve à tous les niveaux de la société et dans la vie de tous les jours. L’une des conséquences négatives les plus courantes de cette division : le manque de responsabilité. Etre responsable signifie aux sens littéral et figuré d’accepter de « payer » pour ses erreurs, manquements, etc., plutôt que de les faire payer aux autres.
L’enfant n’a pas de responsabilités, mais l’adulte en a. Si ce dernier les rejette, alors il se comporte de manière infantile. Par exemple, le responsable irresponsable : il a des responsabilités mais se sent responsable uniquement pour les aspects positifs = unilatéralité ; mais lorsqu’il s’agit d’être et d’agir de manière responsable pour les aspects négatifs, il n’y a plus personne = division.
L’individuation diffère de l’individualisme dans la mesure où elle amène un individu à ne plus s’identifier aux normes collectives tout en gardant une appréciation envers elles, alors que l’individualiste soit les rejette totalement soit s’y identifie.
L’individu, la société et le cosmos sont des entités qui sont intimement reliés au sein d’une réalité totale et unifiée. Ceci signifie que l’individuation a une dimension éthique profonde et qu’elle n’existe pas isolément et en dehors du grand Tout.
Dans un de ses séminaires Jung raconte L’HISTOIRE DU FAISEUR DE PLUIE qui lui a été dite par son ami Richard Wilhelm. Ce dernier a vécu pendant environ vingt ans à Qingdao sur la côte nord est de la Chine, et c’est lui qui a introduit le Yi King dans le monde occidental en le traduisant en allemand.
« Il y avait une grande sècheresse ; pendant des mois la pluie n’était pas
tombée et le manque de récoltes produisit la famine.
Dans leur désespoir, les peuples tentèrent de faire venir la pluie
à travers les rites religieux qu’ils connaissaient.
Les Catholiques firent des processions, les Protestants prièrent,
et les Chinois brulèrent de l’encens. Mais en vain.
Finalement, les Chinois décidèrent de faire appel au faiseur de pluie.
Un vieillard provenant d’une autre région se présenta et
la seule chose qu’il demanda était une petite maison
tranquille où il s’y enferma pendant trois jours.
Le quatrième jour, les nuages apparurent et firent tomber
de la neige à une époque de l’année où il ne neigeait pas ».
Wilhelm demanda au vieillard : « On vous appelle le faiseur de pluie, pouvez-vous me dire comment vous avez fait venir la neige ». L’homme répondit : « Je ne l’ai pas fait venir, je ne suis pas responsable ». « Mais alors, qu’avez-vous fait pendant trois jours ? »
Le vieillard répondit : « Je viens d’une autre contrée où les choses sont en ordre. Ici, elles sont en désordre ; elles ne sont pas en accord avec les cieux ce qui fait que le pays n’est pas dans le Tao et par conséquent je me trouve moi-même en dehors du Tao. J’ai dû attendre trois jours pour être à nouveau dans le Tao, et ainsi la pluie est venue naturellement ». (3)
Cette histoire montre bien la relation entre l’harmonie intérieure et extérieure, et l’idée que l’individu est relié à la société et au cosmos. D’ailleurs, Jung s’est inspiré en partie de cette histoire pour développer son concept de la synchronicité.
Cette union des contraires est symbolisée par le Yin Yang dans la philosophie Chinoise. Ce n’est pas seulement l’union du principe masculin et du principe féminin, mais l’union de deux contraires complémentaires qui se retrouvent dans tous les aspects de la vie et de l’univers.
De nombreuses civilisations avaient compris et donné de l’importance à l’équilibre de leur dirigeant, car les peuples s’apercevaient que lorsque leur souverain démontrait sa capacité à être en ordre et équilibré, alors il prenait les bonnes décisions, il avait du bon sens et le royaume prospérait.
Si on prend en compte cette idée au vu des élections présidentielles actuelles, quel est le candidat qui fait preuve de plus d’équilibre et d’harmonie de ses contraires ?
Entre « uni » et « divisé », « individualisé » et « individualiste », « réaliste » et « irréaliste », « juste » et « injuste », « capable » et « incapable », « responsable » et « irresponsable », « bon sens » et « absurdité », quel est celui qui montre son unité et ne se contredit pas ?
REFERENCES :
(1) Jung, CW 6, « Types psychologiques », paragraphe 789
(2) Patrick Hernandez, « Born to be alive »
(3) Jung, CW 14, « Mysterium Coniunctionis », paragraphe 604, note 211
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